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« Mon Paris », exposition de photographies de Juozas Budraitis
4 avril 2019 — 27 avril 2019
Moscou
4 avril 2019 — 27 avril 2019
Moscou
L'exposition des photographies de l'acteur et diplomate lituanien Juozas Budraitis, prises à la fin des années 1970, à l'occasion d'un tournage dans la capitale française, se tiendra du 5 au 27 avril dans les locaux de l'Institut français de Russie (antenne de Moscou).
Le vernissage de l'exposition aura lieu jeudi 4 avril.
Sur les pas de Juozas Budraitis
« Quand le bon Dieu s'ennuie dans le ciel, il ouvre la fenêtre et regarde les boulevards de Paris. » C’est par cet aphorisme attribué à Heinrich Heine que commence l'épisode parisien de la quatrième série (il y en a sept au total) du film Les Années de jeunesse de Karl Marx.
À l'automne 1843, Arnold Ruge et Karl Marx avec leurs femmes Agnès et Jenny s’installent à une pension de famille modeste, rue Vaneau. Ils y commencent à éditer Deutsch-Französische Jahrbücher qui développe la pensée révolutionnaire de deux pays. La revue a échoué mais plus d'une révolution a lieu.
En 1979, le réalisateur soviétique Lev Koulidjanov a invité un groupe international d'acteurs (un Lituanien, Juozas Budraitis, une Russe, Valentina Titova, un Bulgare, Venceslav Kisiov et une Allemande, Renate Blume) pour les accueillir sur le plateau d'un studio de cinéma, après tout ce que Marx et ses adeptes avaient pressenti sans avoir pu l'imaginer : le Printemps des peuples, la révolution d’Octobre, les deux Guerres mondiales, la Shoah et les chambres à gaz, Hiroshima et Nagasaki, les répressions staliniennes et l’Archipel du Goulag, ainsi qu’un grand nombre d’autres choses terribles que l’humanité a pu inventer et réaliser en dépassant toutes ses limites. Ils tournaient donc un film en temps de paix (Guerre Froide mise à part, car c’est plus un état permanent de civilisation, ce ne sont que les structures idéologiques qui changent). Il semble que Dieu se soit beaucoup ennuyé pendant ce temps-là, parce qu’il a non seulement ouvert la fenêtre et décidé de jeter un coup d’œil sur Paris, mais a aussi laissé Budraitis sortir pour aller s’y promener. Il n’y avait pas beaucoup d’épisodes où l’acteur a dû jouer, il a pu alors profiter du temps libre et se plonger dans la vie parisienne, plus précisément, il flânait et prenait des photos.
Victor Fournel, écrivain, journaliste et historien, a nommé le rituel des promenades à travers la ville art de la flânerie (et ce n’est pas de l'oisiveté). Au vu de ses clichés parisiens, Budraitis doit être considéré plutôt comme un vrai flâneur – un artiste en promenade, et non un touriste soviétique se dépêchant d'accomplir un itinéraire préparé à l'avance, sans rien voir de plus, et essaie de réunir tout au long de la route des souvenirs et des photos qui témoignent qu'il y était. Le rythme ralenti et le mouvement chaotique selon le principe « là où les yeux me mènent » nous souffle une autre intention égoïste : « je suis ici et maintenant ». Ce sont des individus dont les caractéristiques et les états ont été examinés par Louis Huart (Physiologie du flâneur), Honoré de Balzac (La Comédie humaine), Charles Baudelaire (Le Vin des Chiffonniers), Alexandre Pouchkine (Eugène Onéguine), Guillaume Apollinaire (Le Flâneur des deux rives), Walter Benjamin (Das Passagen-Werk), Josif Brodski (Watermark) et par d’autres grands maîtres de la pensée et des mots.
En s’appuyant sur leurs remarques, nous pouvons faire le portrait de notre héros, un acteur qui flâne dans les rues de Paris. C’est un homme relativement jeune (Budraitis avait 39 ans à l’époque), au look un peu dandy (tenue droite, allure qui se balance, manteau en cuir un peu usé, sac à main, béret noir), sans itinéraire bien précis (c’est l'ordre des clichés qui en témoigne), attaché à son indépendance de mouvement et de réflexion, et qui marche seul (il n'y a pas de clichés où il serait accompagné de quelqu’un d’autre), qui ne se dépêche pas et qui fuit la routine (il reste un peu plus longtemps sur la place du Tertre en observant les clients du restaurant « La Crémaillère 1900 »). Ses promenades en ville n’ont pas de but mais se distinguent par l’attention aux détails et par la perspicacité (plusieurs photos peuvent être attribuées au « moment décisif » de Henri-Cartier Bresson), ce sont des petits moments de la vie en ville qui attirent son regard (un Français morose qui parcourt le journal au Jardin des Tuileries, un mélange des passants qui se reflètent sur les vitrines, un chien qui flaire un trottoir). Il arrive à contempler son entourage sans pour autant abolir la distance entre la foule et lui (quand il observe la ville à partir de la butte de Montmartre ou quand il marche sur les Champs-Élysées).
Vous allez dire que chacun de nous porte en soi cette volonté d’être flâneur; pourquoi le Paris pris en photo par Budraitis devrait nous intéresser aujourd’hui ? C'est que nous accédons à la capitale de l'art et de la culture modernes accompagnés d’un interprète hors du commun et qui est aux intérêts artistiques larges. C’est Juozas Budraitis, acteur célèbre, diplomate, photographe, grand érudit au goût esthétique bien cultivé, qui nous ouvre son Paris. Ses photos sont un mélange unique de réflexions brutes et d’un « arsenal de la mémoire » : les personnes rencontrées, les films regardés, les livres lus. Tout cela nous dévoile les couches profondes de la structure de la ville et nous aide à tâter le pouls du genius loci. L'imagination fervente du flâneur capte les jaillissements des instants pour nous fournir de nouveaux points de repère, nous aider à nous ancrer dans l’époque, nous introduire à la notion de topographie culturelle. De plus, la vision individuelle de Budraitis est complétée par sa relation globale, presque numineuse et irrationnelle à la ville qui, comme il est naturel, se voit attribuer le statut de capitale européenne en plusieurs domaines : l’art, la mode, la parfumerie, la cuisine, l’amour, le romantisme. La ville est glorifiée et admirée, mais on rend les armes une fois qu’on essaie d'en découvrir les mystères. Tantôt inépuisable et insaisissable, tantôt adorable et sacrée, Paris nous fait peur autant qu'elle nous attire et captive toujours plus, à la manière d'une magicienne.
Peut-être Dieu s’amusait-il beaucoup à observer Budraitis découvrant la Vénus de Milo au musée de Louvre, et tournant autour de cette déesse de la beauté féminine incarnée dans le marbre. Les ombres de la salle ne faisaient qu’accentuer encore la vitalité mystérieuse de la sculpture et son calme éternel, que ne menaçaient ni les chuchotements des visiteurs, ni les pas des gardiens, ni quelque crépitement d’appareil photo. Son regard sans fond résiste à tous les étonnements, absorbe tous les sentiments exprimés. Quand, en mai 1848, Heinrich Heine, de son propre aveu, affaibli par une maladie incurable, décida de faire une visite d’adieu à ses idoles, il atteignit difficilement le Louvre, entra dans la salle majestueuse et tomba aux pieds de la Vénus et pleura longtemps de manière touchante. Et la déesse regardait le poète de haut, pleine de compassion et de désespoir, comme pour lui dire : « Ne vois-tu pas que je n’ai pas de bras pour t’aider ? ». Qui sont ces barbares qui ont mutilé le chef-d’œuvre antique ? Leurs noms restent inconnus à notre mémoire. Benjamin a dit que ce sont les vainqueurs qui écrivent l’Histoire. Il est peu probable qu’on puisse appliquer cet axiome à Paris. Inutile de faire confiance aux historiens, il vaut mieux s’abstraire à toutes les victoires et les pertes pour pouvoir marcher, ne serait-ce que de manière profane, sur les pas de Juozas Budraitis.
Margarita Matulytė, commissaire de l'exposition
Traduction d'Ainis Selena et Arthur Laisis
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